Remonter le temps pour favoriser l’apprentissage… une scénarisation dans un cours d’informatique, l’expérience d’Eric Gressier-Soudan, Professeur au Cnam.

L’heure est à la prospective en pédagogie. Beaucoup de dispositifs de formation se développent pour projeter les apprenants dans le futur ! Comment vivra-t-on en 2030 ? Quelles compétences seront nécessaires en 2038 ? De quelles ressources disposerons-nous en 2050 ? Ce sont des procédés bien connus par les enseignants pour mettre les étudiants dans des imaginaires apprenants.
Et si on faisait l’inverse ? Qu’on remontait le temps pour s’approprier des connaissances ! C’est le parti pris par le Professeur Gressier-Soudan, enseignant en informatique du Cnam. Dans un enseignement portant sur l’architecture des réseaux et des systèmes distribués, il replonge les auditeurs dans les années 80 pour favoriser l’appropriation de concepts fondamentaux en informatique. Il a imaginé un scénario pédagogique où les élèves sont mis au défi et doivent résoudre un problème… avec les concepts et les technologies de cette période. Un moyen original, ludique et motivant de favoriser l’appropriation de ces concepts et la compréhension des technologies.

Living Lab Sofa : Sur quoi porte ce cours ?
Eric Gressier-Soudan
: Il porte sur un point spécifique du programme, à savoir une technologie des années 80, Network File System, qui permet à un ordinateur d’accéder via un réseau à des fichiers distants gérés par un serveur dédié. C’est un élément technologique clé dans le développement de solutions de stockage de données en modèle client/serveurs pour des centres de données. C’est une technologie qui est née de l’émergence de l’Internet, d’Unix l’ancêtre de Linux, et des réseaux locaux de type Ethernet. A cette période, plusieurs travaux de recherche sont en concurrence dans la Silicon Valley : pour caricaturer, il y a l’université de Berkeley, et celle de Stanford, en Californie avec un potentiel avéré pour nourrir des start-up, en particulier l’entreprise Sun[1] Microsystems. Le cours revient sur ces courants de pensée et pour ce faire, tente de reproduire les conditions d’émergence et de conception de la solution NFS telle qu’elles sont à peu près à l’époque.

Living Lab Sofa : Concrètement, comment se déroule la séance ?
Eric Gressier-Soudan
: Le jour de la séance, je les reconditionne dans l’époque. Je leur dis : « vous êtes de jeunes talents issus de l’université de Berkeley ou de Stanford, vous avez telles et telles compétences, en particulier vous avez des aptitudes pour décortiquer les internes d’Unix, des protocoles de l’Internet, tout ça n’a pas de secrets pour vous… Puis, tel un manager “visionnaire” qui va vouloir révolutionner l’informatique, je leur donne un cahier des charges de ce qu’il faut concevoir. Ils ont du coup les objectifs et les contraintes. A partir de ce cahier des charges, qui couvre les connaissances acquises dans le cours qui a eu lieu préalablement sur plusieurs séances, ils vont devoir faire des choix de conception qui vont adresser le marché visé et offrir les services attendus avec les performances nécessaires. Ensuite, je répartis les élèves en deux groupes, en fonction de leurs expériences personnelles, professionnelles, de l’avancement de leur cursus au Cnam… en fait, tout ce qui fait leur patrimoine de connaissances autant qu’ils puissent me le communiquer. Certains sont plus forts en systèmes d’exploitation, d’autres en réseaux, d’autres en Internet, d’autres en applicatifs… Une fois que j’ai donné les objectifs et le cahier des charges à remplir, on travaille sur les différentes technologies candidates, on en élimine certaines et on explique pourquoi. On voit comment intégrer les technologies candidates entre elles, et les périmètres non couverts dont il va falloir imaginer la solution. S’ils ont des difficultés je les aide un peu, s’ils ont de l’expérience, je viens les interroger, je les pousse parfois “dans les cordes” pour qu’ils perçoivent l’implication des choix autant technologiquement que sur le plan du marché. Et au fur et à mesure que le temps passe, j’abolie la frontière entre les deux groupes et la production devient collective. Petit à petit, ils arrivent à retrouver l’architecture, je comble les manques, je fais cours sur des parties qui sont vraiment très spécifiques. Et ils apprennent ainsi comment fonctionne l’administration de serveurs en réseaux. Ils découvrent les internes de solutions qu’ils utilisent pour certains au quotidien.

Living Lab Sofa : Quel est l’intérêt de cette approche ?
Eric Gressier-Soudan
: Cela crée une dynamique réflexive. On s’interroge sur les services puis sur comment ils fonctionnent, puis sur la raison des choix intrinsèques aux solutions. J’ai l’espoir que ça se transpose à tous les objets techniques de leur environnement de formation ou professionnel. L’atout majeur de cette approche c’est l’effet d’entrainement pour les participants. Ils ne découvrent pas forcément des choses singulièrement nouvelles mais ils font le lien entre différentes choses vues en cours, qui semblent parfois indépendantes mais qui peuvent ne pas l’être quand on s’en sert pour un objectif précis de solution industrielle. C’est un modèle d’intégration, d’appropriation des concepts déjà vus. Il s’agit de voir comment les concepts s’articulent pour créer une architecture qui a une vraie existence industrielle. Quand on s’interroge par exemple sur la conséquence des choix qu’on fait, il y a un vrai défi intellectuel, un défi d’ingénieur, mais il n’y a pas de risques.

Living Lab Sofa : Quelle conditions pour que cela fonctionne ?
Eric Gressier-Soudan
: Avoir une salle adaptée, j’ai fait une fois cet exercice dans un amphithéâtre et ça n’a pas du tout marché. La proximité engendre l’interaction, le petit comité (pas plus d’une vingtaine de personnes) aussi.

Living Lab Sofa : Et comment scénarisez-vous le fait d’être dans les années 80 ?
Eric Gressier-Soudan
: Alors, j’ai souvent pensé venir avec un bermuda et une chemise à fleurs, mais le cours arrive au mois de mars, et ça ne se prête pas bien à cette tenue, sinon je l’aurais bien fait (rires) ! J’ai appris dans d’autres expériences que si on donne 10% d’une image ou d’une situation, l’esprit peut imaginer les 90% qui restent, il faut juste trouver le bon angle. Les premières fois, il y a maintenant longtemps, j’étais plutôt proche d’une ambiance silicon valley des années 80, maintenant, c’est plutôt le style vintage avec quelques pointes de regrets et de gentille moquerie de ce style silicon valley 80’s.

[1] SUN pour Stanford University Network

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